STRATE
« La vie est toujours un produit de la décomposition de la vie. Elle est tributaire en premier lieu de la mort, qui laisse la place, puis de la corruption, qui suit la mort, et remet en circulation des substances nécessaires à l’incessante venue au monde des nouveaux êtres [...]. Au-delà de l’anéantissement à venir [...], la mort annoncera mon retour à la purulence de la vie »
Georges Bataille, L’Érotisme (1957), dans Œuvres complètes (1957-1961), t. 10, Paris : Ed. Gallimard, 1987, p. 58-60 ;
Devant l’œuvre de Thibault Philip, il n’y a pas de demi- teinte. Nous sommes face à un objet hybride et inclassable, qui se situe à la frontière entre sculpture et design, suscitant rejet, dégoût ou admiration. À la manière d’un alchimiste, l’artiste travaille à partir de processus de désagrégation et de régénération de la nature en transformant des éléments de carcasses de porcs en une substance utilitaire et esthétique. Il utilise des procédés naturels qui visent à fixer l’état de viscères de cochons avant le début du phénomène de putréfaction. Ces formes produisent une forte matrice de métamorphoses et de transgressions. Cette esthétique de la carcasse amène inéluctablement à une problématique de la limite. Elle repousse la frontière du « dégueulasse » en révélant la beauté intrinsèque du matériau organique, et ce, malgré son caractère morbide qui lui est propre.
L’artiste-designer témoigne aussi d’une observation attentive des mécanismes de la nature en reconnaissant à chaque unité organique une valeur positive. Même inoculé dans un mécanisme de putréfaction, un organisme persiste à apporter une contribution active au développement du vivant. Pareillement qu’une carcasse animale se présente comme un ensemble stratifié de couches, chacune possédant des caractéristiques spécifiques, l’œuvre sculpturale STRATE se présente sur le même modèle « biologique ». Elle nous convie à la pénétration de trois couches de drapés colorés en différentes carnations - rouge à la garance, noir à l’encre de seiche et jaune couleur originelle de l’intestin. Une forte lumière teintée émanant d’une cavité bulbaire, cachée au cœur de la structure, révèle les subtilités incarnées de ces membranes.
Cette démarche transgressive de production à partir de l’organique se rapproche de ces courants esthétiques postmodernistes que sont l’ « art abject », l’ « art viscéral » où l’ « informe » : des styles de (re)présentations plastiques exhibant frontalement les chaires, l’intériorité corporelle, sans souci de travestissement. Un art répugnant, une authentique laideur artistique qui, bien que viscéralement troublante de premier abord, possède inexorablement un caractère cathartique. Au regard du spectateur, il y a dans la présentation de l’immonde une espèce de séduction macabre, un « désir négatif » pour reprendre le concept kantien. À l’instar de George Bataille, peut-être l’œuvre de Thibault Philip se dessine-t-elle ainsi autour d’un système de défense contre l’angoisse existentielle de la mort.
-Pierre Ruault -
-2022 pour le collectif Action Hybride, exposition Carcasses, 100ECS, Paris-
Crédit photographe : Thibault Philip, Yohan Blanco, Charlène Yves.